LE PÉKIN DE BAHUT
 
 
On est "pékin de bahut" le jour où on quitte l'École et où le soleil se lève sur une nouvelle vie d'officier.

Les premières versions de ce chant mythique pour les saint-cyriens, seraient antérieures à 1875.
Les paroles et la mélodie actuelles (à quelques détails près) sont attribuées
à un officier de la promotion de Tombouctou (1887-1889), dont le nom ne nous est pas parvenu.
 
L'usage traditionnel veut que les "bazars" (les jeunes) ne doivent ni l'entendre ni a fortiori le chanter avant que leur promotion ne soit baptisée. De même, lors des réunions saint-cyriennes, quand il est entonné (au garde-à-vous), les plus jeunes doivent "disparaître" des yeux de leurs anciens. Ainsi, au fur et à mesure des couplets, les officiers s'effacent dans l'ordre inverse de celui des promotions de l'École, et il ne reste plus pour chanter les dernières phrases, que le ou les plus anciens, cela sans considération de grade.
 
 
Les paroles du Pékin sont suivies d'un texte apportant un éclairage utile à la
compréhension de ce pilier de la tradition saint-cyrienne.
 
 
 

 

Trois saint-cyriens sont sortis de l'enfer,
Un soir par la fenêtre
Et l'on dit que Monsieur Lucifer
N'en est plus le maître.
La sentinelle qui les gardait,
En les voyant paraître,
Par trois fois s'écria :
« Halte-là, qui va là,
Qui-vive ? »
Et les trois bougres ont répondu :
« Ce sont trois saint-cyriens
Qui sont pékins de bahut. »

 

Ô pékin de bahut,
Viens, nous t'attendons tous !
Nous leur ferons tant de chahut
Qu'à la Pompe, ils en seront fous.

Un soir, dans une turne immense,
Six cents martyrs étaient assis.
Les uns disaient : « Ah quelle chance !
Dans six mois nous serons partis. »
Les autres, d'un air lamentable,
Contemplant leurs anciens, avachis,
Disaient :
« Dans six mois, pauvres diables,
Comme eux nous serons abrutis ! »

 

 

 

Ô pékin de bahut,
Viens, nous t'attendons tous !
Nous leur ferons tant de chahut
Qu'à la Pompe, ils en seront fous.

 

 

Vous qui, dans l'espoir de Saint-Cyr,
Pâlissez sur de noirs bouquins,
Puissiez-vous ne jamais réussir :
C'est le vœu de vos grands anciens.
Si vous connaissiez les horreurs
De la Pompe et du Bataillon,
Vous préféreriez les douceurs
De la vie que les pékins ont.

 

 

Ô pékin de bahut,
Viens, nous t'attendons tous !
Nous leur ferons tant de chahut
Qu'à la Pompe, ils en seront fous.



 

 

Analyse des paroles et de la mélodie du Pékin de bahut,

rédigée par le colonel Jean-Jacques NOIROT

de la promotion Cinquantenaire du Serment de 1914 (1963-1965)

 

Ce texte n’appartient pas aux traditions et n’engage que son auteur. Néanmoins il offre une interprétation du texte, de la partition et de la manière de chanter le Pékin, qui devrait résonner dans l’esprit et le cœur de bon nombre de saint-cyriens. Il apporte également un éclairage intéressant pour les profanes.


C'est un retour sur notre chant si beau, si émouvant, unique, que je vous propose. Si certains l'ont déjà fait, qu'ils m'excusent de venir fouiner dans leurs papiers, que je n'ai pas lus, à mon grand regret, et considèrent que je ne leur apprendrai rien, l'objet de ce billet étant de présenter ma lecture de ces singulières et magnifiques paroles, mariées si harmonieusement avec la mélodie qui les supporte.

« Trois saint-cyriens sont sortis de l'enfer... » L'histoire démarre lentement, voire lourdement, dans les graves. C'est quasiment une marche funèbre. Heureusement, « un soir, par la fenêtre » prend un peu de hauteur en montant dans les aigus pour éclairer une scène devenue surréaliste.

Ils sont trois. Pourquoi trois ? Référence au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? Aux trois mousquetaires ? Aux Horaces ? Au trèfle à quatre feuilles qui n'en possède que trois ? Un peu de tout ça, les croyances, romans ou légendes s'accommodant bien de ce chiffre définissant la stabilité, et non l’équilibre, ce point moyen que refuse tout concept de vaillance et de grandeur propre à l'état d'officier.

« Sortis de l'enfer. » Qu'est-ce que cet enfer, dont chacun sait qu'il n'existe que dans nos croyances surnaturelles, mais qu'il peut désigner des états abominables dans notre vie terrestre ? Nous l'apprenons à la fin de ce premier couplet : les trois saint-cyriens sont "pékins de bahut", c'est-à-dire qu'ils ont quitté leur école. Traduisons : pékins = sortis, enfer = école = bahut (ça, nous le savions tous !).

La situation de nos trois saint-cyriens n'est pourtant que provisoire. Sortis par une fenêtre (sans doute une façon d'imager une escampette discrète) gardée par une sentinelle, ce sont des évadés mal inspirés qui se sont fait reprendre.

Cette sentinelle est un peu nerveuse. Pour se donner du courage dans l'arrestation à laquelle elle procède, elle accentue les "Â" brefs et mâles pour faire croire à sa détermination : "trois fouâ, s'écria, halte-lààà, qui va lààà ?", pour terminer ses sommations par le tremblotant, traînassant et murmuré "Qui-viiiiiv-veeeeuuuu ?" à l'aigu, exprimant qu'au contraire elle n'en mène pas large. Et nos saint-cyriens, pris en flagrant délit, se font traiter de "pauvres bougres" par le poète, manière de leur témoigner l'estime qu'il leur porte. Pauvres malheureux ! Cependant, ils veulent jouer les gros bras en prenant tout leur temps pour se présenter : "et leeeesss trois booouuuugrrrreeees z'oooonnnt réééppooonnndduuuu", puis, de façon décidée, ils s'affirment en saccades impérieuses : "Ce sont - trois saint-cyriens - qui sont - pékins de bahut", ce « pékins de bahut » étant clamé haut et fort pour en imposer à cette sentinelle éberluée ! Non mais, tu nous as bien vus ???
Ils ne vont pourtant pas tarder à en rabattre... Devant la détermination de leur gardien, nos trois évadés temporaires, aussi peu délurés que la sentinelle est indécise, viennent se jeter dans ses bras et avouent avec des trémolos dans la voix qu'ils ont voulu, un soir, s'échapper par effraction (et par la fenêtre !) de leur prison où ils étaient tenus serrés. Pour dire pourquoi ils sont là, ils invoquent un motif que la sentinelle va avoir bien du mal à comprendre : ils plaident le "pékin de bahut ", vocable qui leur est propre et sûrement pas facile à décrypter par un tout-venant pas rassuré appliquant les consignes. La sentinelle, pas très à l'aise, ne va rien comprendre à ce "pékin de bahut" sorti de nulle part. De surcroît, elle a l'excuse d'un patron qui lui aussi perd les pédales. Ce "Monsieur Lucifer" lugubre dont l'état et l'incompétence s'illustrent tour à tour dans les profondeurs des basses et le sommet des aigus, c'est qui ? Ne cherchons pas plus loin que le vorace de service ou le commandant de bataillon ou le général ou... qu'y a-t-il de plus au juste ? Une gradaille ?
Et ce "le maaaaaaaîîîîîtreeeeee", pleurnichant et étiré comme un élastique, en dit long sur l'autorité qu'il inspire !

Il n'est pas difficile d'imaginer qu'après cette escapade manquée, "Monsieur Lucifer" reprenant ses esprits, ayant entendu le rapport de la sentinelle complètement abasourdie, va renvoyer nos trois croquignols de l'évasion tout penauds dans le réduit (l'ours de notre jeunesse !) dont ils ont réussi à sortir par une fenêtre (?) mal fermée ou fracturée, ouverture complice, bienveillante et occasionnelle de leur envie de liberté. Nous le voyons bien, ce "pékin de bahut"-là n'est pas le vrai. C'est un PDB de contrebande, d'une sortie subreptice et volée. Nos trois cyrards sont "pékins de bahut" d'un soir, comme ils auraient pu l'être en bénéficiant d'une permission de spectacle.

« Ô Pékin de bahut ! » Tel est le refrain qui sera chanté trois fois avec un recueillement grandissant. Nos trois cyrards de retour dans leur geôle chantent d'une voix énamourée le vrai, le grand, le beau, l'unique "Pékin de bahut", celui qui définitivement les fera sortir de cet enfer dans lequel pendant deux ans ils auront été jetés. Ils implorent, prient, réclament la venue de ce jour espéré comme une délivrance. Les premières mesures sont d'une beauté triste. Elles se traînent : Ôôôô, pékiiiinnnn, deeeuuuu bahuuuuut, viens noooouuuus, t'atteeeeeennnnnddons tous, traduisant la lenteur du temps qui paraît suspendu.

Elles sont aussi d'une rare pureté musicale, et nos saint-cyriens ne se lasseront pas de chanter à plusieurs voix ce refrain qui exprime avec mélancolie leur impatience languissante. C'est une magnifique supplique pour oublier l'insupportable, le difficile, l'exténuant calvaire auquel ils sont soumis. Elle nous est offerte par ces trois saint-cyriens pris en flagrant délit, et il n'aurait pas été possible que l'évocation de ce jour tant désiré puisse être mieux faite que par ces trois compères ayant tenté l'impossible pour en avoir un avant-goût.

Après l'émouvante imploration, ils prennent date, promettent de célébrer cet événement libérateur à leur manière, en retournant à leurs dépens les excès que leur ont fait subir ceux qui pendant deux ans les auront durement traités. Leur hargne se traduit par ces menaces proférées en saccades : "Nous - leur - fe - rons - tant - de - cha - hut" dont l'aboutissement est décrit par ce paresseux "qu'à la pooooompeeee" - la bête noire en ces temps - finissant dans les basses, comme si ces chahuts les avaient épuisés. "Tant de chahut", "ils en seront fo-us", sont de délicieux présages de revanche chantés dans l'allégresse par ces êtres malmenés. "Bahut", "chahut", "fo-us", ancrent avec force, et une certaine élégance, le langage saint-cyrien dans ce refrain harmonieux où se cache toute la mélancolie des âmes désespérées.

Les trois saint-cyriens, rentrés dans le rang, ont rejoint leurs petits cos. Les voilà tous ensemble, jeunes et anciens réunis, dans une fraternelle mais, ô combien, étonnante promiscuité. Ils sont 600. Ce qui veut dire que les promotions de ces années 1860, années qui virent le mot "pékin" entrer dans le vocabulaire courant de cette impériale école, étaient en gros de 300 élèves.

Le registre sacrificiel s'empare du récit. Ces 600 âmes, bien assises, sont des martyrs, plongés dans cet enfer qui, dès le premier vers de la première strophe, a donné à ce chant la coloration d'une tragi-comédie. Les plus anciens confirment leur envie d'en finir : "Dans-u-ne-turne",
"six - cents - mar - tyrs - rétaienttas - sis", "Dans - six - mois - nous - se - rons - partis" chantés en staccatos rapides, contrastent avec les paresseux "un sooiiirrr", "immeeeeeennnnnseeee", "quelle chaaaannnncccceeee". Ces oppositions rappellent les présences simultanées des anciens qui n'en peuvent plus, pour qui le temps ne va pas assez vite et dont, par ces accélérations, ils voudraient précipiter le cours, et des jeunes qui doivent se résigner à prendre leur mal en patience, ce que suggèrent les notes s'attardant sur les mots.
Après un an et demi de formation tous azimuts, voilà les anciens jugés sans vergogne par les "z'autres" qui les traitent "d'avachis" et "d'abrutis". Fatigués les anciens ? Désabusés ? Provoquants ? Suffisants ?

À chacun son appréciation de l'image que peut donner la promotion des anciens contemplée par le troupeau des "z'autres".
Mais n'avons-nous pas été tout cela à la fois ?

Les "z'autres à l'air lamentââââble" sont ceux que l'on appelle depuis des décennies les bazars. Pour les décrire, les paroles se traînent sur une mélodie enjouée et claironnante qui doucement s'affaisse : "contemplaaannnt leurs z'ancieeeeennns z'aaaavachiiiiis". Contemplatifs ? Ils n'ont pas trop le choix. Ils s'attribuent, dans cette pièce où chacun joue pour soi, le pire rôle : celui des "pauvres diables", habitants obligés de cet enfer mythique. Quelle tristesse ! Ces "pauvres diables" se laissent aller, se projetant mollement dans un avenir sans joie : "dans siiiiix mois, paaauuuuvres diaaaaableeeeeeeuuuus," (est-ce qu'on va sortir les mouchoirs et nous lamenter avec ces traîne-misère ?) quand, tout à coup, relevant la tête, ils prennent le même rythme que celui adopté par leurs anciens, en staccatos précipités : "comme-eux-nous-se-rons-za-bru-tis". Sursaut d'orgueil ? Prise de conscience d'un avenir inéluctable ? Ce dernier vers est un jugement féroce qui englobe à la fois les "z'anciens z'abrutis", les enseignements et la formation qui leur sont dispensés. Tout ça pour ça, semblent-ils dire...

Ce second couplet est pathétique. La musique en est solennelle, voire pompeuse. Elle épouse avec justesse et précision les descriptions des deux catégories de personnages mis en scène. Ce couplet met en cause tout le système de cette école décidément très spéciale. Pourtant, Saint-Cyr semble ici plus dénaturé que décrit, même si une part d'authenticité perce sous la grinçante caricature.

Le Pékin de bahut remonte le temps.
Après les anciens que l'impatience conduit à l'escapade dans un "Pékin de bahut" prématuré, après l'évocation des martyrs en cours d'exercice dénonçant les excès d'une école qui se veut formatrice, le chant se penche sur les prétendants, inconscients des affres qui les attendent. Ce couplet est celui de toutes les exagérations : « noirs bouquins », « ne jamais réussir », « horreurs »...

A-t-on vu des bouquins noirs ? En les lisant, ne fait-on que pâlir ? Qui oserait souhaiter l'échec de ceux qui travaillent ? Ce vœu a-t-il été un seul jour formulé par quiconque ? Est-ce une façon de susciter des vocations ? Cependant, l'interprétation de ces vers au premier degré mérite d'être corrigée. Pour les comprendre, il faut enjamber Saint-Cyr et considérer que tous ces aspects rebutants des études, comme la rude formation in situ, dispensées par "la Pompe et le Bataillon" tant abhorrés, concourent à construire de solides officiers initiés aux rugueuses exigences du métier militaire, dès la naissance de leur vocation de soldat. Ces « douceurs de la vie que les pékins ont », chantées sur une ligne mélodique saccadée, presque impérieuse, qui exhorte à l'obéissance, sont une manière de mettre à l'épreuve le mental de ceux qu'une conscience chancelante ferait douter. La deuxième partie de ce couplet voit paroles et musique s'associer admirablement pour en traduire toute l'audace et la perfidie, d'abord par l'emphase, puis par la sinuosité des sons.


Après ce dernier couplet dissuasif, offert comme une aumône aux prétendants mortifiés par des paroles assassines, le message est passé. Tout est dit et décrit. Le chant s'achemine vers sa fin. Il faut conclure et le refrain est là pour le sublimer. Il va être chanté pour la dernière fois avec tout ce qu'il faut de solennité et d’enthousiasme pour s'achever dans le fortissimo exalté d'un "ils-zen-se-ront-fo-us" hissé haut, jusqu'à la rupture de la voix. Il contient tout l'éclat d'une sorte de revanche et toute la joie de la liberté conquise et retrouvée. Les notes ultimes de cette complainte vigoureuse et véhémente qui s'achève referment pour toujours, dans la splendeur troublante du crescendo final, la fenêtre de l'enfer imprudemment ouverte par les trois saint-cyriens enfin libérés.

Le Pékin de bahut est un aboutissement. Il engerbe, en les inversant, les étapes qui nous ont conduits, tous, vers l'épaulette. Il raconte une histoire, la nôtre, qui résume ce que nous avons accepté de devenir en passant par les étapes souvent difficiles d'un parcours initiatique quelquefois épuisant.

Ce chant est beau, tout simplement. Il touche au plus profond de notre être. Si sa mélodie n'était pas envoûtante et n'étreignait pas nos cœurs, nous n'éprouverions pas pour lui cette irrésistible envie de le chanter chaque fois que notre promotion se réunit. Il se prête aux harmonies, puise dans les graves les ressorts de nos émotions et s'élève pour exprimer toute la vigueur et la beauté des pages de vie qu'il décrit. Nous l'aimons, il nous fédère, il fait partie de nos valeurs, il personnifie notre idéal et nos espérances. Il est le support mélodieux de notre foi vibrante et vivante, qui génération après génération de saint-cyriens, jamais ne s'éteindra, porté à l'infini par ses ultimes accords.


Émus, nous en avons écouté les derniers échos. Ils sont venus, il y a trois fois trente-trois ans, se nicher sur les rives incertaines de nos avenirs. Nous les avons conservés précieusement, enfermés dans la giberne de nos souvenirs. Et souvent, nous nous penchons, attentifs au moindre frémissement d'un passé qui se fige, recherchant, dans ces notes qui retentissent encore comme au premier jour, la force d'être debout, la fierté de notre passé et les raisons de croire encore.